Note d’intention

L’idée du film s’appuie sur des réflexions qui comptent déjà plusieurs dizaines d’années,  réflexions quant aux alternatives possibles à la prison.

L’une de ces propositions, qui suscite l’intérêt de l’Europe actuellement, et notamment de la France, consisterait à remplacer la prison par les colonies pénitentiaires. Cette idée est-elle susceptible de réussir dans l’avenir ou bien ne risque-t-elle pas de reproduire les tares  propres au système européen correctionnel  depuis un siècle ? Trouverons-nous, avec cette idée, une nouvelle réponse humaniste à une vieille question ou bien ne s’agit-il que de multiplier les tours de spirale d’un système punitif inhumain ? Ce sont les questions que posent les auteurs du film pour eux-mêmes et pour les spectateurs.

Historiquement parlant, l’idée de la colonie pénitentiaire est contemporaine de l’idée de prison : elle naît au moment où les « réformateurs-humanistes » cherchent une alternative à l’idée de  punition purement corporelle (la torture, le pilori etc. ; au mieux, le cachot). Selon les premiers idéologues de la prison, la correction par l’emprisonnement (par la  privation pure de  liberté) devait agir tout d’abord sur l’âme, la morale etc. des « criminels ». Or, avec le temps, la prison est devenue elle-même le synonyme de la  violence pure.

L’une des raisons de ce constat est que, comme l’a montré Michel Foucault, les  pratiques pénitentiaires concrètes visent principalement à contraindre le corps humain, – malgré l’objectif initialement donné à la prison par ses premiers idéologues. Cet état de choses est bien résumé dans une fameuse nouvelle de Franz Kafka, « Dans la colonie pénitentiaire ». Le fonctionnaire de la colonie explique au visiteur venu observer le fonctionnement de la machine destinée à punir le condamné : « Vous avez vu que ce n’est pas facile de déchiffrer l’inscription par les yeux ; notre homme la déchiffre par les plaies ».

Dès lors, que faut-il entreprendre pour humaniser non tant la prison que la punition elle-même ? Imiter les conditions susceptibles de se rapprocher de la « vie ordinaire » (ce qui fait partie, à certains égards, du projet de colonie pénitentiaire) peut-il être suffisant ?

Ici les auteurs du film posent une série de questions généalogiques : à part le lien initial qui existe entre la prison et la colonie pénitentiaire (Foucault-Kafka), existe-il un lien paradoxal entre la colonie pénitentiaire et le camp ? Les tendances les plus novatrices dans le domaine d’études sur les camps, et particulièrement le goulag, caractérisent celui-ci comme une forme d’espace biopolitique (prof. Dan Healey : https://en.wikipedia.org/wiki/Dan_Healey). Le camp-goulag est donc étudié d’après sa manière de gérer la vie (des détenus), – à la différence du camp-nazi qui, lui, était l’espace de la mort. Tout en soulignant les conditions infernales de la vie dans le goulag, ces nouvelles tendances montrent qu’il s’agissait néanmoins de gérer la vie et non de donner la mort malgré un taux de mortalité important. L’idée générale de la colonie pénitentiaire n’est-elle pas celle-là : organiser la vie des détenus hors des murs, dans un espace ouvert, mais néanmoins isolé ? Ne faut-il pas trouver là la lointaine (et fâcheuse) parenté de la colonie pénitentiaire avec l’idée du goulag, alors que la bio-politique est désignée par Michel Foucault comme essence de la politique dans le monde contemporain ?

Cette question est étroitement liée à la question du travail, à savoir du travail obligatoire. Dès son origine, les colonies pénitentiaires supposaient ce type de travail qui était censé  “corriger” le condamné. Le travail forcé, le travail qui « transforme »,  est au coeur de l’idée du GULAG également.

Selon la philosophe Hannah Arendt qui était une éminente théoricienne du totalitarisme, le travail constitue l’essence de la condition humaine dans le monde contemporain. C’est pourquoi les auteurs du film supposent que la question des colonies pénitentiaires n’est pas une question « locale », mais qu’elle permet d’interroger un aspect important du monde dans lequel on vit aujourd’hui.

            Au demeurant,  les auteurs du film sont guidés et leurs propos structurés par une question anthropologique primordiale, que l’on peut juger assez modeste, mais très importante pour la philosophie contemporaine : « Qui parle ? ». Peut-on parler à la place de l’Autre ? Ou ne doit-on pas au contraire, afin de mieux comprendre cet Autre, laisser parler ces voix que l’on a repoussées à la marge de la culture ? Sur ce plan, l’intention des auteurs du film se rapproche de celle du fameux  « Groupe d’information sur les prisons » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_d%27information_sur_les_prisons) : il s’agit avant toute chose d’interroger avec les outils audio-visuels les conditions réelles de la punition et laisser parler les punis eux-mêmes à propos des conditions actuelles et à venir au sein de la colonie pénitentiaire.

Denis GOLOBORODKO.